Alain Berthoz Conférence sur le Mouvement

Publié le 02/01/2019


 

Au Conservatoire des Techniques de la Cinémathèque  : Perception & NT

 

 

Grâce aux scientifiques et à l’IRM…

Chassez le mouvement, il revient au galop!

 

Et si la technique du cinéma était née il y a presque 130 ans dans les laboratoires du Collège de France ? Le fameux Étienne-Jules Marey, physiologiste et biomécanicien, y enregistre les premiers films dès 1889 et ses successeurs – François-Franck, notamment – ont continué une recherche d'avant-garde sur le mouvement. Alain Berthoz, ingénieur, neurophysiologiste, professeur au Collège de France, membre de l'Académie des sciences et de l'Académie des technologies, auteur de plusieurs ouvrages de référence (notamment Le Sens du mouvement, 2001 ; La Décision, 2003), a dirigé au Collège, en collaboration avec le CNRS, un laboratoire de recherche fondamentale sur la perception et l'action, et a consacré sa vie à l'étude du mouvement et du cerveau.

Les expériences menées par des équipes interdisciplinaires ont poursuivi la ligne de l’auteur du Mouvement. Elles se sont propulsées depuis une trentaine d’année grâce à de nouveaux outils tels l’IRM ou de nouvelles technologies vers des chemins inédits, riches en découvertes : neurologie, philosophie, psychologie cognitive, réalité virtuelle, double, avatar, robot...

C’est à l’exposition raisonnée de ces expériences - et des connaissances qu’elles ont fait apparaitre - que le Conservatoire des métiers nous invitait, début octobre, en présence d’Alain Berthoz.

Laurent Mannoni souhaitait également que nous puissions réfléchir à comment intégrer dans notre domaine du cinématographe ces nouveautés expliquant notre  comportement physiologique d’être humain.

Sur le site internet de la Cinémathèque, vous pouvez désormais revivre l’enregistrement vidéo intégral de ces deux passionnantes heures qu’animait également Thierry Lefebvre.

 

 

 

Pour ma part, j’ai assisté à cette conférence sans me douter de ce que le Professeur neurophysiologiste allait nous dévoiler. Dans les cours de montage comme de langage audiovisuel que j’ai pu donner à L’INA pendant longtemps, j’insistais déjà sur les travaux de Muybridge et de Marey en faisant une large part à la physiologie de notre œil et de nos oreilles, que l’on soit le professionnel ou le spectateur. Mais Alain Berthoz allait combler mon désir de connaissances, ma curiosité à vouloir comprendre et aussi valider par des preuves certaines intuitions que j’avais mises en pratique dans ma vie de professionnel comme de formateur.

Je vais maintenant tenter de vous rendre compte des points principaux abordés par ce professeur passionnant et passionné.

Le défi du physiologiste

Quels sont les mécanismes et bases neurales qui sous-tendent ces mouvements décrits si magnifiquement par les grands pionniers ? Pour réussir à y répondre de nos jours, le professeur Berthoz s’appuie sur l’idée fondamentale proposée dans les années 1880 par le Russe Nicolas Bernstein: le mouvement général d’une marche, nous sommes capables de la décrire ; cette partie est relativement simple. Mais si l’on doit considérer que dans nos mouvements nous mettons en œuvre des centaines de muscles, la description devient alors beaucoup plus ardue et le travail du cerveau coordonnant des centaines de mouvements s’avère lui aussi d’une complexité redoutable.

Le postulat de Bernstein est que ce qui pousse le cerveau à coordonner l’ensemble nombreux de ces muscles doit pouvoir être rendu plus simple et que sans doute, au cours de l’évolution, le cerveau a subi une rationalisation simplificatrice pour agir sur cet ensemble de muscles destinataires. C’est le concept des Simplexes, que défend Alain Berthoz et qu’il définit ainsi : « Au cours de l’évolution, pour faire face à un monde et à un cerveau complexes, les organismes vivants ont mis au point des solutions pour aller vite et être performant. »

Ces solutions sont des principes simplificateurs, des Simplexes, mot qu’Alain Berthoz n’a pas inventé mais repris. Ceux-ci supposent des détours, mettent en jeu l’anticipation et la prédiction, la redondance, l’inhibition, la modularité et la division du travail. Ils induisent la flexibilité et la vicariance.

Depuis une cinquantaine d’années, les scientifiques aux quatre coins du monde confortent dans leurs expériences les principes de cette loi simplificatrice de fonctionnement du cerveau.

Ce que n’est pas le cerveau

Il ne faut pas croire que le cerveau est une machine qui reçoit des informations et les transforme en mouvement. S’appuyant sur l’image d’une célèbre expérience (la chambre trapézoïdale de Heinz), le professeur Berthoz déclare que c’est tout le contraire, à savoir que c’est le cerveau qui projette sur le monde ses interprétations. Attention, il ne faut pas confondre projection du cerveau et illusion d’optique ! Ici, c’est bien le cerveau qui impose son interprétation en fonction du contexte, faisant fi de la réalité : les deux filles de même taille devenues en apparence de tailles différentes.

 

 

Ce qu’est le cerveau

 

A/ les boucles neuronales internes

Nous avons dans notre cerveau des boucles neuronales internes qui se referment sur elles-mêmes et qui permettent de simuler le mouvement sans cependant l’exécuter. Cette propriété, nous l’exécutons sans le savoir comme n’importe quel monsieur Jourdain. Par exemple, nous vivons ce phénomène de simulation interne dans nos rêves, dont le mouvement n’est jamais absent bien que nous soyons immobiles sur le lit.

 

 

Pendant que nous marchons et éprouvons la sensation de notre mouvement physique, le cerveau produit en continu cette simulation, ce qui permet d’anticiper les conséquences possibles de notre marche. Ainsi, notre cerveau simule en permanence le monde devant lui !

 

B/ Les neurones de Rizzolatti

La découverte de ce chercheur italien s’appelle aussi les « neurones-miroir ». Ce sont des neurones qui s’activent lorsqu’on se prépare à vouloir faire un mouvement (manger des cacahuètes ou un bonbon) mais qui s’activent aussi chez vous lorsque que vous me voyez faire ce mouvement ! Autrement dit, il n’y a pas au sein de ce réseau de différence entre percevoir et agir ! La frontière entre percevoir et agir n’existe pas !

Percevoir, c’est simuler mentalement le mouvement. Assis au cinéma, pour tout mouvement perçu à l’écran, chaque spectateur le simule dans son cerveau. Et cette compréhension explique bien des choses sur le 7ème Art.

Voici les résultats d’un test via IRM montrant cette disparition de frontière entre percevoir et agir pour le cerveau, que l’on soit la personne qui agit, la personne physique regardant celle qui agit ou la personne physique regardant une action projetée à l’écran !

 

 

Cette caractéristique de simulation du mouvement par le cerveau connait des subtilités. Ainsi si vous êtes un amateur pratiquant et éclairé dans un sport, votre cerveau simulera plus rapidement lorsque vous regardez un match en direct à la TV ou sur un court !

 

Y’a-t-il des principes simplificateurs communs

entre le mouvement de la main et la génération

de trajectoires locomotrices ?

Si l’on dessine dans l’air une ellipse avec sa main, un spectateur observant cette trajectoire peut penser que la main se déplace à vitesse constante. En réalité, il n’en est rien. Il y a entre la vitesse tangentielle - celle tout le long de la trajectoire - et la courbure de l’ellipse une relation extrêmement précise qui est de nos jours décrite par des modèles mathématiques. Le mouvement de ma main qui semble naturel est conditionné par une loi cinématique que l’évolution du cerveau a peu à peu affinée de façon définitive.

Ce qui est vrai pour la main est également vrai si, avec mes pieds, je marche en décrivant une ellipse. On constate qu’on va vite lorsque la courbure est faible, et lentement quand on tourne dans le virage. Cette loi s’applique à tous nos mouvements naturels, qu’ils soient exécutés par un doigt, une main, une jambe ou en marchant.

Cette loi du mouvement naturel s’appelle « l’équivalence motrice ».  Si on tente de freiner soi-même ce mouvement naturel en décrivant avec une vitesse constante cette ellipse, vous seriez surpris de percevoir non plus un mouvement délicat et souple, mais au contraire un mouvement haché et saccadé. Il y a 20 ans, c’est ce que vous pouviez constater en regardant les premiers robots !

 

Mais cette loi naturelle du mouvement est également activée par notre cerveau lorsque nous regardons des sculptures, des architectures ou des images graphiques représentant un geste. Notre cerveau est à même d’en extraire la simulation d’un mouvement que nous percevons alors comme tel. Voici une image proposée par Alain Berthoz

 

 

Après les généralités propres au cerveau, la Marche des êtres humains répond-elle à des principes simplificateurs ?

Pour Alain Berthoz, marcher est une activité qui est loin d’être aussi simple qu’il y parait. Si la moelle épinière va générer le rythme, l’initiation du mouvement est d’origine mésencéphalique. Il y a un répertoire de typologie : marche, course, saut. On doit aussi faire la différence entre l’intégration réflexe des postures et des émotions qui dépendent du tronc cérébral et l’intégration avec des gestes intentionnels qui eux sont dépendants du cortex. La navigation s’appuie sur l’hippocampe et la décision, elle, dépend du cortex préfrontal.

Mais cela ne suffit pas tout à fait puisque il faut faire intervenir l’intégration du contenu et des contextes : on ne marche pas de la même façon au Japon, ni de la même manière dans la neige ou sous une pluie de mousson !

Pour contrôler ce qui apparaît si complexe, y a-t-il des principes simplificateurs ? Au moins un que Marey n’avait pas vu ? Quand on regarde les dessins de Marey, la tête est représentée par un point, signe que ce grand  scientifique a sans doute négligé le cerveau dans sa réflexion…

Avec Thierry Pozzo, nous dit Alain Berthoz, nous avons utilisé des calques pour superposer aux images de Muybridge des images du système  vestibulaires sans tricher sur la rotation.

 

 

Qu’obtient-on ? La prise de conscience de la notion de référentiel mobile. En montant un escalier, ou en courant, la tête est stabilisée dans l’espace. L’enfant lui, au début de sa vie, prend le sol comme référence et ainsi sa tête monte et descend  au fur et à mesure qu’il avance, mais le skieur comme le surfeur tient sa tête toujours identiquement stabilisée. C’est vers trois-quatre ans que l’enfant fait cette révolution d’abandonner le sol comme référence pour sa locomotion, adoptant un nouveau référentiel situé au niveau de sa tête : l’enfant alors s’élève, saute, patine naturellement.

Berthoz fait alors référence aux travaux - passés un peu sous silence - de Florens, qui étudie les capteurs vestibulaires de l’oreille interne : les canaux semi-circulaire qui mesurent les mouvement de la tête dans trois plans de l’espace, les autolites qui mesurent les accélérations linéaires de la tête et servent en même temps d’inclinomètres. Lorsque nous marchons, notre sens de l’équilibre dépend en grande partie de ces capteurs permettant de nous affranchir du sol. Sans eux, vertige ou mal de mer assuré ! Une véritable centrale inertielle.

En marchant, quoi de plus naturel que de regarder devant soi, sur le côté, vers le haut, autant de valeurs mesurées par les capteurs vestibulaires !

Et Alain Berthoz d’ajouter : « J’ai dû convaincre pendant plus de 15 ans les  ingénieurs concevant les robots humanoïdes de ne pas mettre le central référentiel au niveau du nombril, mais bien dans la tête ! »

Le référentiel mobile est ancré sur le regard !

 

Le regard n’est pas la vision, c’est une lance qu’on jette dans l’espace, c’est un axe optique lancé dans l’espace et le Cerveau utilise cette direction pour organiser et coordonner des mouvements fluides.

En laboratoire, après dix ans de recherche pour fabriquer des lunettes-capteurs d’une extrême légèreté, on a pu mesurer les évolutions de cette direction du regard au cours d’une marche.

 

 

Vue de dessus des trajectoires : chaque trait vert terminé par un point rouge indique la direction du regard de la collaboratrice.

Et Alain Berthoz de  conclure sur les preuves obtenues par cette expérimentation : quand quelqu’un tourne, il ne pivote pas en un seul et unique mouvement. Il tourne en décomposant l’action en trois phases toujours coordonnées dans le même ordre : le regard en premier, puis la tête, puis le corps. Le regard anticipe le mouvement à faire.

 

Il n’y a qu’un chemin pour aller à Rome

 

Une  autre expérimentation a permis de mettre à jour comment le cerveau fonctionne pour aller d’un point à un autre lorsqu’il n’y a pas d’obstacle. Le cobaye expérimentateur de la photo suivante a marché plus de 54 Km.

 

À la fin de l’expérimentation, un principe simplificateur partagé par les êtres humains s’est imposé : entre mille trajets possibles, le cerveau par simplification en choisi un unique, celui Réel !

Et Alain Berthoz de conclure : pour modéliser la cinématique des mouvements, qu’ils soient fait avec la main ou avec la marche, il faut prendre en compte au moins trois géométries : euclidienne, affine et equiaffine ! Donc si les coordonnées X,Y ne suffisent pas, il faut faire appel à des géométries beaucoup plus complexes que les mathématiciens envisagent. Ce niveau de complexité mis en œuvre dans le processus de la marche simplifie en retour le travail que doit accomplir le cerveau !

 

Marcher près ou Marcher loin ?

Dernier apport de cette conférence : faire rentrer la notion d’espace. Les techniques IRM ont permis de montrer que dans le cerveau, il y a des modules et des réseaux spécifiques pour les différents espaces. C’est, là encore, un résultat de l’évolution.

Pour comprendre la figure suivante, il faut prendre en compte les stratégies cognitives différentes qu’on peut mettre en œuvre pour se souvenir d’une déambulation. On peut se rappeler du trajet effectué en fonction de ses sens, une position égocentrique avec un souvenir kinesthésique, mais on peut aussi faire appel à une vision en survol de type topographique (la carte Michelin ou autre !) en ce cas appelé allocentrique. La stratégie égocentrique est localisée dans le lobe gauche du cerveau, l’allocentrique dans le droit.

 

 

Estimer la distance de la balle rouge par rapport aux poubelles est simple ; mais si on demande la distance de la balle rouge par rapport au mur du château, il y a un moment de perplexité car on doit changer d’échelle et donc de référentiel d’espace.

Conclusion

J’espère vous avoir donné envie de suivre l’intégralité de cette conférence sans vous laisser trop perplexe !

J’ajoute ma propre réflexion appliquée à notre domaine sur l’appréciation et le perçu des distances à l’écran :

Au cinéma lors d’un changement de plan le spectateur est souvent amené à avoir l’obligation de changer de référentiel puisque son cerveau simule en permanence le mouvement. Il n’aura pas besoin de le faire dans les alternances de champ contre-champ : on est alors en vision de près. Mais si c’est un enchainement de plans concernant, par exemple, la coupe des arbres, dans le continuum projeté on passera de l’encoche entaillé sur un arbre en GP à la chute du tronc de 60 m en plan d’ensemble : dans ce cas-là, est-ce qu’on ne passe pas en vision de loin ?

 

Rédaction et commentaire : Dominique Bloch