Cannes & Documentaires

Publié le 24/05/2017


Thierry Frémaux nous a proposé, dans Lumière ! L'aventure commence, un long-métrage dans lequel il assemble et commente une riche sélection des vues des deux frères et de leurs opérateurs : « Nous sommes parvenus à faire un long-métrage de tous ces petits courts. C’est un film des frères Lumière, ce qui me permet de dire que c’est génial.» 

Archéologie des images en mouvements

Monsieur Frémaux a cent fois raison de renvoyer au mot génie les deux frères qui, non contents d’avoir fait aboutir l’universalité d’une technique caméra/projecteur, ont mis en place, au travers de ces vues documentaires, l’esthétique visuelle propre aux images en mouvements : entrée, sortie de champ, profondeur, choix du point de vue perspectif, autant de paramètres qui permettent la représentation du réel, sa mise en dramatisation.

Je n’hésite pas à reprendre une partie de sa critique à Flavien Poncet, pour Le Blog du cinéma, qui sait décrire son émotion esthétique à la vision du film :« Bordé par la musique d’intérieur et en même temps élégiaque de Camille Saint-Saëns, contemporain des Lumière, le programme respecte l’esthétique originelle des plans, numérisés certes mais rendus à une prime jeunesse qui n’a rien d’artificiel. Respectant le bord arrondi des fenêtres de projection du Cinématographe, révélant les fabuleuses profondeurs de champ des vues iconiques (L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, L’Arroseur arrosé) et surtout, témoignant sur pièce de la saisissante sensibilité plastique des cadres 1.33 respectés, ce catalogue de vues réveille d’outre-tombe un monde évanoui et célèbre l’origine d’une certaine optique du monde. Plusieurs éléments réverbèrent la qualité de la restauration. Le reflet irisé des robes opalines sur la tôle du train à vapeur et la chorégraphie secrète des feuilles d’arbres sous le souffle d’un vent d’été sont autant de détails magnifiés, au détour d’une vue Lumière, qui révèlent la lame de fond esthétique de leur œuvre. »

On parle de vues à propos de ces bouts de pellicule impressionnée, mais cette appellation est d’époque ; de nos jours il serait plus immédiatement compréhensible de dire qu’elles sont en vérité des plans. Dans cette archéologie des images en mouvement, le montage – et, à la suite, une syntaxe et un langage – n’était pas encore inventé. Le montage   de la disparition à vue de Méliès, ni le montage-langage  celui  que d’autres, à commencer par W.G. Griffith et son raccord invisible, allaient expérimenter et codifier.

Mais ces vues racontent l’histoire vivante de la fin du dix-neuvième siècle en Europe, comme ailleurs dans le monde. Comme toute œuvre documentaire, elle témoigne de la réalité en la représentant et il n’est pas vain de constater que les hommes et les femmes dans des actions, des gestuelles, y soient plus souvent présents que des paysages ou que des natures mortes.

La toujours vaine opposition « fiction contre documentaire »

Thierry Frémaux sait que pour filmer le réel, toute mise en cadre est un acte qui relève de la subjectivité de celui qui pose le pied et choisit donc un point de vue. Ainsi, tout documentariste est un réalisateur – créateur de sa fiction face à ce réel qu’il représente en sélectionnant dans un viseur de partielles coupes du monde visible. Il y a toujours un rapport fond/forme, même pour le plan unique ou plan-séquence qu’est une vue. Ainsi se plaît-il à noter des styles dans ses vues :

 « On a tendance à penser que les Lumière étaient uniquement des documentaristes et que la fiction a commencé avec Georges Méliès. C’est faux : les premiers sont proches de Roberto Rossellini, Abbas Kiarostami et Robert Bresson alors que le second évoque davantage Federico Fellini. Mais tous ont scénarisé leurs films. » On le découvre notamment avec un classique comme L’Arroseur arrosé, mais aussi avec celui où une petite fille nourrit un chat taquin que l’opérateur replace un peu brusquement dans le champ.

Je ne peux que me rallier au   commentaire de Monsieur Frémaux et en même temps,   puisqu’il est   le responsable en dernier ressort de la sélection officielle au Festival international de Cannes, me poser la question suivante : alors que de plus en plus de documentaires sont destinés à l’exploitation en salle, pourquoi voit-on aussi peu de films documentaires en compétition et guère davantage dans les sélections parallèles ?

Deux Palmes d’Or pour des films documentaires

En 70 ans de festival, seuls deux documentaires ont glané l’Or et tous deux, chacun à sa manière, ont influencé les films de fiction.

Avec Le Monde du silence en 1956, le commandant Cousteau et Louis Malle ont capté des images qui fascinent toujours. De ces images jailliront dix ans plus tard un James Bond dans Opération Tonnerre. Pensons aussi au film de Wes Anderson sur La Vie aquatique ou au récent biopic sur la vie du Commandant lui-même dans L’Odyssée de Jérôme Salle. Et pourtant, de nos jours, à l’instar de Gérard Mordillat, on peut s’ériger contre ce documentaire où l’on voit le mal que faisait et continue de faire l’homme en dynamitant les fonds marins ou en capturant des requins !

C’est en 2004 que, sous la présidence de Quentin Tarantino pour Fahrenheit 9/11, Michael Moore obtient la Palme d’Or. C’est, selon moi, un film de type journaliste dénonciateur, un film politique anti-Bush, du Cash Investigation avant la lettre. Mais il est difficile de parler, à propos de celui qui l’a réalisé, d’un subjectivisme de création. Cette année-là, il y avait également en compétition le film enquête Mondovino et beaucoup de films de fiction majeurs…

 

Cannes 2016 fut une bonne année pour l’exposition du documentaire

En 2016, Ils ont été dix-sept à être projetés dans toutes les sélections, dont Risk de Laura Poitras (réalisatrice de Citizenfour, Oscar 2015 du meilleur documentaire), ou Les Vies de Thérèse de Sébastien Lifshitz, tous deux en compétition à la Quinzaine des réalisateurs. Mais aucun en compétition officielle. Voyage à travers le cinéma français de Bertrand Tavernier a été présenté avec légitimité dans Cannes Classic.

En 2016, le marché du film a reçu 600 inscriptions de professionnels du documentaire accueillis dans le nouveau Doc Corner. Outre les 250 films du catalogue de la vidéothèque, 125 documentaires récents furent visionnés.

Un grand débat s’est tenu sur le documentaire. Il a mis à l’honneur des réalisateurs de talent, dont l’italien Gianfranco Rosi. Son Fuocoammare, pour lequel il a passé un an sur l’île italienne de Lampedusa, avec ses habitants et ses migrants, avait gagné l’Ours d’Or de la Berlinale 2016. C’était le premier documentaire à recevoir cette récompense au festival de Berlin, et il a aussitôt été acheté dans 55 pays du monde entier. Son précédent film Sacro Gra avait reçu le Lion d’Or à Venise trois ans auparavant. Fuocoammare est sorti en France en octobre dernier.

La cuvée 2017 du Documentaire à Cannes

Nous pouvons simplement constater qu’aucun documentaire ne sera en compétition. Seront donc présentés hors compétition, Visages, villages de la réalisatrice française Agnès Varda et du plasticien JR, tandis que Raymond Depardon montrera en séance spéciale son documentaire 12 jours sur l’internement d’office, Claude Lanzmann Napalm sur la Corée du Nord et Al Gore son nouveau film sur le climat, An Inconvenient Sequel.

Cannes ne leur servira ainsi que de vitrine, mais seront-ils aussi valorisés que si l’un d’entre eux revenait avec une distinction, un prix à médiatiser sur les affiches et les réseaux, et capable alors d’attirer les spectateurs des salles ?

Je vous laisse juge !

Dominique Bloch